Introduction de la corrida en France
La SPA, la Société Protectrice des Animaux, naît en 1846 : c’est le début d’une action organisée et concertée pour la défense des animaux.
À peine venue au monde, la SPA engrange un premier grand succès : en 1850, est adoptée par le Parlement la loi Grammont, première loi de protection animale. Cette loi dit : Seront punis d’une amende et pourront l’être d’une peine de prison, ceux qui auront exercé publiquement et abusivement de mauvais traitements envers les animaux domestiques «
Trois ans après, en 1853, malgré la loi Grammont, a lieu en France, près de Bayonne, la première corrida intégrale (auparavant, il y avait eu des courses de taureaux à la mode espagnole, mais elles n’étaient pas intégrales : pas de picadors, pas de mises à mort etc.). Cette corrida viole évidemment la loi Grammont, mais son introduction en France est patronnée par Eugénie de Montijo, épouse de Louis Napoléon Bonaparte, et, par conséquent, personne parmi les notables ne se risque à suggérer que les corridas sont en contradiction avec la loi Grammont. On laisse faire, puisque c’est l’impératrice qui patronne ; et jusqu’à la chute du Second Empire, en 1870, la corrida s’introduit librement en France sans aucune répression.
C’est seulement après la chute de Louis Napoléon Bonaparte que la répression de la corrida commence, au nom de la loi Grammont. Mais les sanctions n’iront jamais plus loin que les amendes, il n’y a jamais eu d’emprisonnement. Et malgré ces amendes, suffisamment légères pour ne pas être dissuasives, la corrida se répand en France, se multiplie et, ici ou là, elle devient une coutume, une habitude.
En 1951, peut-être de guerre lasse, constatant que les amendes ne suffisaient pas à réprimer la tauromachie espagnole, le Parlement adopte un amendement à la loi Grammont. Cet amendement dit que la loi Grammont ne s’applique pas si une tradition ininterrompue peut être invoquée. Huit ans plus tard, en 1959, est ajoutée la notion de « locale ».
Cet amendement constitue dans le droit français quelque chose « d’extraordinaire » : c’est la seule fois que la notion de tradition est invoquée par la loi pour justifier et autoriser une pratique que la morale condamne et qui est condamnée par la loi (les mauvais traitements et les sévices étant condamnés par la loi Grammont qui reste en vigueur).
De nos jours, les lois commencent toujours par l’exposé des motifs : le législateur dit que la loi est proposée parce qu’elle est conforme à l’intérêt national, à l’intérêt général ou parce qu’elle est nécessaire à la défense des bonnes mœurs, de l’environnement, de la biodiversité etc., mais elle n’est jamais proposée au nom de la tradition ! L’argument de la tradition est donc nul : c’est une exception indéfendable dans le droit français.
D’autre part, l’argument de la tradition est philosophiquement et intellectuellement injustifiable : il implique que toute tradition devrait être maintenue. Or, s’il avait fallu qu’on maintienne toutes les traditions, l’humanité n’aurait jamais évolué.
L’argument de la tradition est également de plus en plus anachronique, puisque nous vivons une époque où les évolutions, dans tous les domaines sans exception, sont de plus en plus rapides : c’est ce que les philosophes et historiens appellent » l’accélération de l’histoire « .
Par ailleurs, la corrida elle-même est un bon exemple d’évolution : elle n’a jamais cessé de se modifier depuis sa naissance, et à présent, cette évolution s’accélère sous nos yeux.
Naissance de la corrida en Espagne, au Moyen Âge.
Et avant le Moyen Âge ?
Le milieu taurin tente d’anoblir la tauromachie en prétendant que l’origine de la corrida se perdrait dans la nuit des temps les plus reculés …
Dans un opuscule intitulé » La course de taureaux « , publié conjointement par l’Union des Villes Taurines de France (UVTF) et par l’Observatoire National des Cultures Taurines (ONTC) , on peut lire sur la couverture : « La course de taureaux, un rituel de partage et de courage apparu avant le langage ». La corrida ne pouvait pas s’appeler « corrida » puisque le langage n’était pas encore inventé, mais déjà elle aurait existé ! Plus loin : « Documentée depuis 23 000 ans, la tauromachie (…) est la culture pérenne la plus ancienne de l’humanité ». Autrement dit, nous aurions depuis 23 000 ans des documents attestant de l’ancienneté de la corrida !
D’autres, plus raisonnables, voudraient que l’origine de la corrida soit dans les jeux de l’amphithéâtre de la Rome antique.
Dans la Rome antique, les jours de fêtes, le peuple se réunissait dans les amphithéâtres pour assister à des combats. L’après-midi, c’étaient des combats entre hommes (combats de gladiateurs), et le matin, des combats de bestiaires : les hommes armés affrontaient, non pas d’autres hommes, mais des animaux redoutables : le plus souvent de grands carnivores comme des tigres ou des lions, mais parfois, des aurochs, qui étaient les taureaux sauvages de l’époque (L’aurochs est l’ancêtre du bœuf domestique et il y avait encore des taureaux sauvages dans la Rome antique. Le dernier aurochs, en France, a disparu au Moyen Âge dans la région parisienne où, compte tenu de sa rareté, il était devenu un gibier royal, réservé aux chasses royales. Ce sont donc les rois de France qui ont fait disparaître, en France, les derniers aurochs).
Les jeux de l’amphithéâtre disparaissent au moment où les invasions barbares mettent fin à l’Empire romain. Les arènes romaines tombent en désuétude, et pendant des siècles, il n’y a plus eu de combat entre homme et animaux.
La corrida naît en Espagne au milieu du Moyen Âge, vers le XIe – XIIe siècle (il n’y a pas de trace antérieure), sous une forme qui n’a rien à voir avec les corridas d’aujourd’hui. Le terme de « corrida de toros » est employé.
Elle était réservée aux nobles, qui, les jours de fête (naissance d’un enfant ou mariage…), offraient à leurs sujets un spectacle barbare (nous étions en pleine barbarie au Moyen Âge), dans lequel un homme, vêtu de son armure de combat, la lance de guerre au poing et sous l’aisselle, montant un gros cheval, affrontait un taureau. Sur le cheval immobile, il attendait la charge du taureau, s’efforçait de l’embrocher et de le tuer net d’un coup de lance : c’est l’assaut à la lance. Telle fut la première forme de corrida en Espagne : les historiens l’appellent la corrida » chevaleresque « , parce que c’était les cavaliers nobles qui pratiquaient cet exercice mi-sportif mi-guerrier. Après quoi, comme c’était un jour de fête, le cadavre de l’animal était mis à la broche et tout le monde se réunissait pour manger sa chair rôtie.
Première évolution : de la lance au rejon
Une première évolution, dès le Moyen Âge, a lieu dans cette tauromachie. Assez rapidement, les nobles, pour pratiquer la corrida de toros, abandonnent leurs lourdes armures, le gros cheval de guerre et la lourde lance de guerre, pour chevaucher des chevaux plus légers, plus rapides et bien dressés. Ces montures obéissent au doigt et à l’œil, virevoltent, courent, font des arabesques autour du taureau. L’homme, qui n’a plus d’armure, au lieu de la lourde lance, utilise un rejon : c’est une lame de poignard, longue comme la main, au bout d’un manche de bois d’environ 1,50 m. Au lieu d’être tenu sous l’aisselle, le rejon est tenu à bout de bras. Le cavalier virevolte autour du taureau et s’efforce de planter la lame au niveau des omoplates du taureau. C’est donc la première évolution de la corrida équestre.
Deuxième évolution : abandon de la tauromachie équestre
Une deuxième évolution est en général peu connue : en 1700, un petit fils de Louis XIV, Philippe d’Anjou, devient roi d’Espagne. Ce prince français n’a jamais vu de corrida de sa vie, et, la première qu’il voit, l’écœure. On sait que ce roi d’Espagne n’a guère apprécié la corrida, que jamais, il n’acceptait d’en organiser et qu’il n’a jamais voulu en voir d’autres. Or, comme nous sommes à l’époque de la monarchie absolue, c’est le roi qui donne le ton : puisque le roi d’Espagne n’aime pas les corridas, tous les courtisans feignent, sincèrement ou pas, de ne pas aimer la corrida. Dans l’entourage du roi, plus personne ne parle de corrida, il n’est plus question d’en organiser ni de la pratiquer : elle tombe en désuétude.
Troisième évolution : la corrida à pied éclipse la tauromachie à cheval
Après la disparition de la course chevaleresque, équestre, nobiliaire, se développe, dans les couches populaires (et sur ce point, on a très peu de documents), une corrida plébéienne qui se fait à pied. Pendant des siècles, cette corrida populaire, qui porte le nom de « corrida de toros », se pratique sous des formes très diverses : dans les abattoirs de Séville, par exemple, les garçons bouchers s’amusent avec les bêtes qu’ils vont abattre, en les provoquant avant de les tuer d’un grand coup de couteau ou de marteau. On s’amuse dans les abattoirs de Séville, et sans doute, dans d’autres villes (pour Séville, on a des documents ; ailleurs, peut-être que la même chose se produisait, mais on n’a pas de document).
Quatrième évolution : la corrida interdite en Espagne !
En 1754, le roi Ferdinand VI interdit la corrida en Espagne, avec une exception pour les corridas dites de bienfaisance (on organisait une corrida dont le bénéfice devait servir à restaurer l’église, par exemple). Mieux ! En 1805, Charles IV, roi d’Espagne, interdit totalement la corrida dans son royaume, y compris les corridas de bienfaisance. C’est au nom de la modernité, au nom de la raison, et au nom de la morale, qu’un mouvement se développe contre la tauromachie, et que certains princes, certains rois espagnols, interdisent totalement la corrida.
Comment la corrida a-t-elle été rétablie en Espagne ? La corrida, interdite en Espagne en 1805 par le roi d’Espagne, est rétablie en 1808 par Joseph Bonaparte, roi d’Espagne par la grâce de son frère Napoléon. Les Espagnols n’apprécient guère ce roi qu’on leur a imposé par force, d’où de nombreuses révoltes. Ainsi, pour se rendre populaire, Joseph Bonaparte fit différents gestes ; notamment, il rétablit la corrida. Paradoxe donc : la corrida, interdite en Espagne par le roi d’Espagne, est rétablie par… un Français, Joseph Bonaparte.
Cinquième évolution : le matador devient le héros de la corrida
Jusqu’en 1928, le héros de la corrida n’était pas le matador, comme aujourd’hui, mais le picador. Il montait un cheval qui n’était pas protégé contre les coups de cornes. Par conséquent, si le picador laissait le taureau approcher de trop près sa monture, celle-ci était éventrée. À l’époque, les spectateurs se régalaient de voir le malheureux cheval fuir, perdant ses tripes, et piétinant ses propres boyaux. On cite des taureaux ayant tué jusqu’à quinze chevaux avant d’être eux-mêmes mis à mort. Ainsi le picador, pratiquement à chaque rencontre avec le taureau, avait un cheval blessé plus ou moins gravement. La blessure, parfois, était superficielle mais très souvent, le cheval était étripé.
En 1928, le 1er ministre du roi espagnol Alphonse XIII, Primo de Rivera, avait le souci de moderniser l’Espagne. Il interdit que les chevaux de picador puissent continuer à se faire éventrer. Il exigea qu’ils aient un caparaçon les protégeant des coups de cornes, arguant que les étripages de chevaux révoltaient les touristes et donnaient une mauvaise image de l’Espagne. C’est donc depuis 1928 que, désormais, les picadors sont obligés de monter des chevaux protégés par un caparaçon contre les coups de cornes. Cela introduisit de profonds changements dans les corridas.
À partir de ce moment-là, c’est le matador qui devint le héros de la fête.
La corrida d’aujourd’hui, dont le sommet est la faena de muleta, n’a plus rien à voir avec celle d’hier, exclusivement centrée sur les piques et l’estocade. Ce sont deux corridas totalement différentes. Avec le peto (carapaçon), une corrida est morte, une autre est née. Robert Bérard (dir.), Histoire et dictionnaire de la Tauromachie, ed. , p.778.
D’autre part, la corrida, qui était jusque là un combat brutal, féroce, sanglant, commence progressivement, a avoir des prétentions esthétiques. Le matador à pied invente des passes et une certaine chorégraphie.
Et l'évolution de la corrida s'accélère sous nos yeux ...
Aujourd’hui, nous continuons à assister à des évolutions. Puisque désormais la corrida se veut esthétique, il faut un taureau qui s’y prête. De plus en plus, les éleveurs s’efforcent de produire ce qu’ils appellent eux-mêmes le taureau « artiste », c’est-à-dire, convenant à la corrida esthétique : un taureau collaborateur du torero et non plus un taureau féroce, dangereux. Ainsi, la sélection se renforce pour produire exactement ce type d’animal. Qui dit sélection génétique, dit élimination de gènes. À force d’éliminer des gènes, on en arrive à une grande consanguinité dans les élevages de taureaux espagnols. Cette consanguinité finit par entrainer des « tares » ; ainsi s’expliquent les chutes nombreuses des taureaux de combat et leur faiblesse, si souvent regrettée par le milieu taurin.
On voit se multiplier les indultos, c’est-à-dire la grâce accordée au taureau lorsqu’il a donné satisfaction au public. De plus en plus souvent, la foule demande à ce que l’animal puisse retourner au toril, que ses blessures soient soignées, qu’il puisse regagner sa ferme d’origine et qu’il devienne étalon, avec l’espoir que ses fils seront dignes de leur père. Les organisateurs de corrida essaient de répandre l’idée qu’au fond, la corrida n’est pas si féroce et si meurtrière et qu’elle est capable de bons gestes.
Autrefois, quand un taureau n’était pas assez agressif, qu’il refusait plus ou moins le combat, pour raviver son ardeur on lui appliquait des banderilles de feu, dont la brûlure était capable de rendre furieux même un bœuf de labour. Ou bien encore, on lâchait dans l’arène une meute de dogues qui se jetaient sur le taureau, le déchiraient à belles dents et l’obligeaient à se défendre. Ainsi le spectateur assistait quand même à un combat. Toutes ces pratiques ont été abandonnées, les unes après les autres, sans souci des traditions.
Autrefois encore, les taureaux de corridas étaient élevés sur de très vastes pâturages, la plupart du temps par des nobles. Ces derniers consentaient à sacrifier des milliers d’hectares pour élever en liberté des taureaux, que l’on pouvait donc, par certains points, qualifier de taureaux sauvages : ils étaient élevés avec le moins de contacts possibles avec l’homme. On pouvait donc prétendre qu’il y avait une certaine sauvagerie. Tout cela n’est plus ! Aujourd’hui, par souci de rentabilité, on a restreint la surface des pâturages et beaucoup d’éleveurs élèvent leurs animaux dans des enclos où ils n’ont guère l’occasion de courir. Quand il n’y plus assez d’herbe, on les nourrit de plus en plus au « pienso compuesto », c’est-à-dire un aliment artificiel, industriel, fait de granulés dans lesquels on trouve de tout, y compris de la farine de poisson. Certains éleveurs en viennent même à pratiquer l’insémination artificielle. Le taureau est ainsi devenu un animal totalement domestique, nourri d’aliments artificiels, élevés dans des enclos étroits. Certains taureaux ont les cornes protégées par des étuis en cuir : « fundas ». Le vétérinaire les surveille et les examine fréquemment. Et bien entendu, l’éleveur se réserve le droit d’accoupler tel taureau et telle vache.
En conclusion : où est le respect des traditions ?
S’il y a un milieu qui se moque royalement des traditions, c’est bien le milieu taurin. Et lorsque ce même milieu prétend qu’il faudrait maintenir et perpétuer la corrida parce que c’est une tradition respectable, c’est un argument d’une totale malhonnêteté intellectuelle.